Un État libre associé ( III / III )


Le Monde DiplomatiqueUn État libre associé
Le Monde Diplomatique. Juin 1958 (Édition Imprimée – page 7)
Dossier : PORTO-RICO, LABORATOIRE D’EXPÉRIMENTATION DES ÉTATS-UNIS ; Troisième partie.
 

Carte de localisation de Porto-Rico (Juin 1993, par Philippe Rekacewicz)

Carte de localisation de Porto-Rico (Juin 1993, par Philippe Rekacewicz)

Un peuple de civilisation hispanique se trouve profondément intégré au système américain tout en conservant son autonomie. Ancienne colonie espagnole, Porto-Rico fut cédé aux États-Unis en 1898. C’est simplement en 1917 que le Congrès américain, en votant la loi Jones, donna aux Portoricains la citoyenneté américaine, mais l’administration de l’île resta soumise à des fonctionnaires américains jusqu’en 1946, lorsque M. Jesus Piñero devint le premier Portoricain désigné comme gouverneur de l’île par le gouvernement de Washington. Deux ans plus tard M. Muñoz Marín, leader du Parti populaire démocrate, qu’il avait fondé en 1938 pour revendiquer l’indépendance de l’île, est élu à une forte majorité gouverneur de Porto-Rico. Une ère nouvelle commence pour l’ancienne colonie, et elle se poursuit jusqu’à ce jour sous la direction du même homme, puisque Munoz Marin a été réélu en 1952 et en 1956 avec 64 % des suffrages. Et c’est aussi en 1952 que fut inauguré le statut d’« État libre associé ». Les résultats des deux dernières consultations électorales méritent d’être rappelés :

Suffrages (Puerto Rico) : Les résultats des deux dernières consultations électorales (1952 & 1956)

Le parti de M. Muñoz Marín maintient son nombre de voix, tandis que les partisans de l’indépendance voient fondre leurs effectifs. En revanche la progression des partisans de l’intégration pleine et entière aux États-Unis marque un net progrès. Leur argument est assez simple : ils bénéficient de tous les avantages matériels de citoyens américains sans en avoir les devoirs : pas d’impôts fédéraux ; il est vrai qu’ils font leur temps de service militaire sous les plis de la bannière étoilée, et cela sans pouvoir envoyer leurs représentants au Congrès de Washington, alors que le Sénat est seul habilité à déclarer la guerre. Il reste qu’une immense majorité, groupée autour du puissant Parti populaire démocrate, entend conserver l’actuel statut d’État libre associé.

M. Luis Muñoz Marín, premier gouverneur élu, prononce un discours à la séance inaugural de la session parlementaire. (Photo U.S.I.S.)

M. Luis Muñoz Marín, premier gouverneur élu, prononce un discours à la séance inaugural de la session parlementaire. (Photo U.S.I.S.)

La formule équivaut à ce que l’on appellerait en France l’autonomie interne, puisque Porto-Rico gère lui-même toutes ses affaires intérieures et que Washington prend à sa charge les problèmes de défense, de diplomatie et de douanes, aucune douane n’existant entre l’île et le continent. Les deux partis d’opposition sont représentés au Congrès de Porto-Rico. Mais en fait, étant donnée la puissance du P.P.D., le gouverneur Munoz Marin dispose de très larges pouvoirs. Certains lui reprochent de gouverner le pays à la manière d’un monarque absolu. Le fait est qu’il ne rencontre, comme opposition sérieuse, que celle qui lui vient du journal El Mundo, le plus important journal portoricain, qui, tout en approuvant le statut actuel de l’île, ne se rallie pas pour autant à toutes les décisions du gouverneur. Encore s’agit-il d’une « opposition constructive », El Mundo se réservant de faire à un gouvernement omnipotent les suggestions qui lui paraissent utiles.

La loi Jones de 1917 fut amendée en 1947 pour permettre aux Portoricains d’élire eux-mêmes leur gouverneur, celui-ci pouvant ensuite librement choisir les membres de son cabinet avec l’approbation du Sénat local. Puis, le 3 juillet 1950, fut approuvée la loi publique 600 qui, dans son article premier, stipule : « Reconnaissant pleinement le principe du libre consentement, cette loi prend la forme d’une convention de telle sorte que Porto-Rico puisse organiser un gouvernement conformément à la Constitution de son choix. » Les Portoricains approuvèrent cette loi lors du référendum du 4 juin 1951, par une majorité de 76,5 . Puis, le 3 mars 1952, la nouvelle Constitution fut approuvée par 375 000 électeurs contre 83 000, et le 25 juillet fut officiellement proclamé l’ « Etat libre associé de Porto-Rico ».

Dans le système actuel les Portoricains sont citoyens américains, mais ne paient aucun des impôts intérieurs américains. Le commerce avec le continent est absolumentlibre, de telle sorte que lorsque des produits portoricains sont vendus aux États-Unis ils sont frappés des taxes habituelles, qui sont ensuite remboursées au Trésor de San Juan. Ce mécanisme vaut en particulier pour le rhum, dont la vente aux États-Unis a considérablement augmenté. Les droits de douane perçus à Porto-Rico sur les importations étrangères sont également remboursés au Trésor.

L’association entre Porto-Rico et les États-Unis, librement établie et approuvée par consentement populaire, présente pour l’île d’énormes avantages. Sans payer d’impôt fédéral sur le revenu ou de droits de douane, Porto-Rico émarge au budget fédéral américain et bénéficie de crédits d’aide au titre du point IV.

Les dirigeants politiques de Porto-Rico estiment que leurs relations avec les États-Unis ne sont pas fixées de manière statique. Ils considèrent le principe d’association comme un principe dynamique appelé à se développer. Le gouverneur Munoz Martin aime à dire que les États-Unis pourraient se passer de Porto-Rico, mais que Porto-Rico ne peut pas se passer des États-Unis c’est-à-dire essentiellement de l’accès au vaste marché américain. Mais à vrai dire Porto-Rico présenta pour les États-Unis certains avantages non négligeables. Cette petite île est à la fois leur laboratoire d’expérimentation pour l’action à mener dans les pays sous-développés et la vitrine dans laquelle Washington entend montrer au monde entier comment il est possible de créer entre un grand pays et une ancienne colonie des liens politiques nouveaux permettant à cette dernière de se moderniser par elle-même, sous la direction de ses propres hommes d’État librement choisis.

Lors d’un entretien avec le gouverneur Munoz Marin je lui fis remarquer que la « solution portoricaine » ne pouvait pas être appliquée telle quelle à tous les pays sous-développés, car il est relativement facile, pour un peuple de 173 millions d’habitants, d’ouvrir son marché à un petit territoire de 2,5 millions d’habitants et de l’aider ainsi à se métamorphoser rapidement. Il me répondit que, certes, la « solution portoricaine » n’a pas de valeur universelle, mais que Porto-Rico, contrairement à la plupart des pays sous-développés, ne possède pas les ressources naturelles qui constituent un atout énorme pour le développement de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique du Sud. La richesse de ces régions en matières premières leur confère une incontestable supériorité sur Porto-Rico pour attirer des capitaux et s’industrialiser. La richesse de leur sous-sol devrait jouer pour eux le rôle que joue pour Porto-Rico l’accès libre au marché américain.

Vue générale de San-Juan (Puerto Rico) - Photo U.S.I.S.

Vue générale de San-Juan (Puerto Rico) – Photo U.S.I.S.

Sur un plan strictement politique la principale conséquence du statut d’État libre associé a été l’élimination presque complète de la tendance nationaliste, qui ne voyait d’autre issue que l’indépendance totale. La Constitution actuelle et le gouvernement de M. Munoz Marin ont convaincu la population, qui souffrit trop longtemps de la domination coloniale, qu’un régime d’indépendance totale n’aurait jamais permis à Porto-Rico de se développer comme il l’a fait depuis une dizaine d’années. Les tendances nationalistes étaient essentiellement une réaction contre la domination coloniale, espagnole d’abord, américaine ensuite.

Le statut d’État libre associé possède cependant un grave inconvénient : il n’a pu, par lui-même, faire obstacle à l’émigration massive de Portoricains vers les États-Unis, où ils s’entassent dans des quartiers misérables de New-York, se heurtant à une civilisation qui les déroute, à une langue qu’ils ne connaissent pas et que souvent ils refusent d’apprendre, car ils sont fiers de leur situation de spanish speaking people par laquelle ils voudraient se distinguer des colored people et échapper ainsi aux mesures discriminatoires qui frappent quiconque possède une peau colorée.

Le gouvernement portoricain ne pouvait pas s’opposer à cette émigration, puisqu’aussi bien les Portoricains sont citoyens américains. Il s’est efforcé de la canaliser, pendant que la ville de New-York, qui reçoit le plus fort contingent de Portoricains (plus de 400 000), multiplie les services sociaux et les services d’entraide pour offrir à cette population les secours dont elle a besoin. Tout cela, au bout du compte, n’est pas plus efficace que l’effort comparable accompli en faveur des travailleurs nord-africains en France.

Le seul remède sérieux apparaîtra sans doute dans quelques années, lorsque le développement économique de Porto-Rico, déjà très impressionnant, aura atteint un tel niveau que la jeunesse portoricaine n’aura plus besoin de prendre l’avion de New-York pour trouver du travail. Certes l’attraction du continent restera forte tant que subsistera l’actuel décalage entre les salaires pratiqués aux États-Unis et ceux en vigueur à Porto-Rico. Mais les perspectives actuelles sont très favorables et permettent aux autorités portoricaines d’envisager le moment où l’économie de l’île aura atteint le niveau du continent.

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